03_Point de vue

     "Les voyageurs reviennent de la ville de Zirma avec des souvenirs bien nets : un nègre aveugle qui crie dans la foule, un fou qui se penche à la corniche d’un gratte-ciel, une jeune fille qui se promène avec un puma en laisse. En réalité, beaucoup des aveugles qui frappent de leur bâton les pavés de Zirma sont noirs, dans chaque gratte-ciel il y a quelqu’un qui devient fou, tous les fous passent leur temps sur les corniches, il n’y a pas de puma qui ne soit élevé pour le caprice d’une jeune fille. La ville est redondante : elle se répète de manière à ce que quelque chose se grave dans l’esprit.

     Moi aussi, je reviens de Zirma : mon souvenir comprend des dirigeables qui volent dans tous les sens à hauteur de fenêtre, des rues marchandes où l’on dessine des tatouages sur la peau des marins, des trains souterrains bondés de femmes obèses qui souffrent de la chaleur torride. Les compagnons qui étaient du voyage jurent au contraire qu’ils n’ont vu qu’un seul dirigeable se balancer, entre les flèches de la ville, un seul tatoueur disposer sur son petit banc des aiguilles, des encres, et des dessins perforés, une seule femme obèse s’éventer sur la plateforme d’un wagon. La mémoire est redondante : elle répète ses signes pour que la ville commence à exister".

 

                               Italo CALVINO, Villes invisibles, pp. 25-26, Point, 2007.

 

 

 

     Les voyageurs reviennent de Ouagadougou avec des souvenirs bien nets : un viellard fou aux paroles embrouillées, mêlant lieux communs, insultes, prophétie et grande sagesse, qui parfois danse en passant sa jambe par-dessus le dossier des chaises des buvettes ; un jeune homme qui passe son temps assis à se plaindre pendant que ses petites sœurs redoublent d’effort pour assembler argent et nourriture ; un policier corrompu qui chaque soir part se saouler.

     En réalité, à Ouaga, la vieillesse est gage de sagesse mais certains vieux, perdus entre tradition et modernité urbaine sillonnent la ville en quête d’oreilles attentives, de mains généreuses et de bière bien glacée ; les aînés au chômage n’ont d’autre solution que de veiller à la bonne éducation des petits et à leur insertion dans le monde professionnel ; aucun fonctionnaire ne réussit seul et il doit, toute sa vie durant, ménager chèvre et choux  pour rembourser les dettes, morale et financière, qu’il a contracté pour obtenir son grade, les buvettes constituant des lieux propices à la négociation et aux affaires.

     Moi aussi, je reviens de Ouaga. Mon souvenir comprend des 4x4 climatisés se frayant un chemin entre les mendiants, les pousseurs de charrette, les moto et les taxis verts ; des bâtiments pharaoniques s’élevant sur les ruines des habitations les plus précaires chassant les populations pauvres toujours plus loin de la ville ; des lieux de fête climatisés où se mêlent haute société, imposteurs et mythomanes.

     Les compagnons qui étaient du voyagent jurent qu’ils n’ont vu qu’un seul 4x4 climatisé, qu’un seul bâtiment pharaonique, qu’un seul policier corrompu.

     La vérité est affaire de point de vue, aucun événement ne peut être saisi dans sa totalité, chaque instant peut venir démentir le précédent et nous même, individus, ne sommes que le fragment d’une histoire qui nous précède et nous succède. Histoire que nous ne connaîtrons sans doute jamais. Il faut donc se contenter des images éparses et décousues que nous pouvons capter, au risque de nous tromper.

 

                                                                                     A.D. Novembre 2007

 



26/11/2007
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour